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Penser le numérique dans les sciences sociales
Paul Mathias est le doyen du groupe de philosophie de l’Inspection générale de l’Éducation nationale. Dans un entretien, il explique en quoi le numérique a bouleversé le rapport au savoir.
À la base, la relation entre l’apprenant et le savant est « une relation d’écoute, d’apprentissage (…) Mais elle suppose un double effort : l’effort de l’ignorant pour devenir savant ; et l’effort primordial du savant pour se mettre à la portée de l’ignorant ».
L’arrivée du numérique a transformé cet équilibre. Les espaces traditionnels des savoirs comme l’école ou l’université sont placés en concurrence avec des espaces péri-académiques, des contenus Internet, voire des sites commerciaux. « On assiste comme à une mise en concurrence du savoir avec lui-même, au travers d’une pluralisation des voies qui y donnent accès et d’une remise en cause de la hiérarchie qui les ordonne », explique Paul Mathias.
« Le paradoxe le plus saisissant, c’est que les machines deviennent elles-mêmes, pour ainsi dire, des actrices de la validation et de la diffusion des savoirs », détaille Paul Mathias. En effet, les algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux créent une hiérarchie des connaissances par la position qu’ils attribuent aux ressources. Hors celles-ci peuvent être remontées dans les moteurs de recherche par le SEO, qui influe directement sur le référencement.
De plus, avec le suivi des données numériques personnelles, les algorithmes ont tendance à proposer aux utilisateurs des contenus qui vont dans le sens de leurs goûts, de leurs envies. Cela a un impact sur la capacité de jugement.
« Le noyau de la chose est en effet le jugement, qui est la capacité de discriminer et d’assigner des valeurs dans des ordres divers, le beau, le vrai, le bien, mais aussi leurs dérivés : le pertinent, l’admissible, etc. », explique le philosophe. « La surexposition de l’internaute à une infinité de données, qui finissent au fond par se confondre toutes, a pour conséquence que la distinction de ces valeurs s’obscurcit ou s’atténue. »
Cette question se posait déjà en termes proches avec la télévision. Avec le numérique, nous sommes désormais appelés à discriminer non seulement l’information, mais aussi ses sources et ses circuits de transmission : blogs, sites, réseaux sociaux, etc. Cela suppose une prise de distance maîtrisée et un véritable regard critique.
L’omniprésence du numérique dans la vie quotidienne a fortement inspiré les sociologues.
Zygmunt Bauman, philosophe polonais, a introduit le concept de « modernité liquide », très présente dans les débats sur le numérique. L’idée est que nous entrons dans une post-modernité fluide, aussi appelée « modernité liquide ». Les individus échappent aux positions fixes, leurs trajectoires changent : métier, partenaire affectif et valeurs évoluent.
Les conséquences de cette « fluidité » se retrouvent dans l’affaiblissement des protections traditionnelles, des valeurs familiales ou encore des engagements. Pour le philosophe, les individus privilégient désormais le changement, la mutation, plutôt que le statu quo. Le numérique est l’un des éléments clés de ces transformations sociales, par l’accès immédiat à des ressources indisponibles auparavant.
Bruno Latour se confronte quant à lui aux nouveaux médias, dont le numérique. Le sociologue français entend renouveler les méthodes de production de la science à partir des données numériques. Bruno Latour invite à réfléchir à la question de comment donner du sens aux données, à leur impact sur la façon de créer de la connaissance.
L’intelligence artificielle (IA) progresse rapidement et se démocratise. Elle soulève des questions philosophiques qui touchent directement à la société. La question des voitures autonomes et de leur réaction face aux piétons a notamment suscité des débats.
Une machine peut-elle agir intelligemment ? L’intelligence humaine et l’IA sont-elles les mêmes ? Une machine peut-elle avoir un esprit, état d’esprit, et une conscience similaire à celle de l’humain ?
Philosophes, chercheurs en intelligence artificielle et scientifiques cognitifs se penchent sur ces questions. Dans l’ensemble, les réponses dépendent des définitions de « l’intelligence » et de la « conscience », et de quelles « machines » l’on parle.
Depuis les années 1950, plusieurs thèses tentent d’établir les grandes lignes de l’IA. La proposition issue de la conférence de Dartmouth stipule par exemple que « chaque aspect de l’apprentissage ou de toute autre caractéristique de l’intelligence peut être si précisément détaillé qu’une machine pourrait être créée pour simuler ceux-ci ».
Toutefois, cet aspect touche plus la recherche des sciences « dures », qui visent à établir si une machine est à même de résoudre les problèmes que les humains résolvent en utilisant leur intelligence. Les philosophes interrogent plutôt le fait de savoir si une machine peut penser comme une personne. Un thème maintes fois traité dans le domaine de la science-fiction, tant au cinéma qu’en littérature.